Aux yeux de la communauté internationale, le Somaliland n'existe pas. Considérée comme un territoire fantôme, cette république autoproclamée de la corne de l'Afrique se distingue pourtant par sa stabilité, sa capacité à lutter contre les milices islamistes et ses orientations démocratiques. Samedi 18 mai, le Somaliland fête ses 22 ans d'indépendance. Reportage.
Hargeisa (Somaliland)
Envoyé spécial
C’est un territoire qui, depuis vingt-deux-ans, n’apparaît que sur quelques cartes. Situé dans la corne de l’Afrique, le Somaliland, peuplé de 3,5 millions d’habitants, a pourtant une capitale, Hargeisa, un président élu démocratiquement, une monnaie, une armée, une police et même un hymne enjoué (Samo ku waar, Une longue vie en paix, en somali).
Pour ses habitants et les rares étrangers qui s’y rendent, le Somaliland n’est pas la Somalie. Hargeisa, la capitale, est située à environ 850 km de Mogadiscio mais à des années-lumière en termes de sécurité et de libertés. Les rues d’Hargeisa sont bruyantes, vivantes, colorées. Aux abords du modeste palais présidentiel, on se bouscule dans un souk pour acheter de l’huile, de l’encens, des voiles multicolores… Un peu plus loin au coin d’une rue, deux femmes improvisent un débat sur les prochaines élections, un cornet de glace à la main. De telles scènes seraient inimaginables de l’autre côté de la frontière virtuelle qui sépare les deux entités.
Depuis 20 ans, la Somalie – considérée comme le plus défaillant et le plus corrompu des pays du globe selon l’enquête de Transparency international (2010) - est plongée dans une guerre civile qui oppose les Chabab, des milices islamistes affiliées à Al-Qaïda, à d’innombrables chefs de guerre et autres clans mafieux. Après le fiasco de l’opération « Restore Hope », menée par les Etats-Unis sous l’égide de l’ONU en 1992, le pays s’est enfoncé un peu plus dans le chaos. Et si les Chabab ont déserté Mogadiscio, les plaies qu’ils ont ouvertes restent béantes, et leurs attaques fréquentes.
Une "succes story" à l'africaine
Aux yeux de la communauté internationale, le Somaliland n’existe donc pas. C’est une république autoproclamée, autant dire un pays fantôme, dont l’histoire se raconte pourtant comme une success storyafricaine. Elle en a la trame, même si le dernier chapitre reste encore à écrire. Ancien protectorat britannique, le territoire a acquis son indépendance le 26 juin 1960. Cinq jours plus tard, le 1er juillet, il s’est uni à la Somalie, anciennement colonisé par l’Italie. Des membres du gouvernement aux vendeurs de rue d’Hargeisa, on aime comparer cette union « à un mariage raté. »
En 1979, s’estimant lésé par le gouvernement du président somalien Siad Barré, le Somaliland s’est soulevé en lançant, grâce à sa diaspora résidant à Londres et le soutien de l’Ethiopie, une guérilla indépendantiste baptisée Mouvement national somalilandais (MNS). Composé essentiellement d’issaks, l’ethnie majoritaire du pays (60%), le MNS s’est emparé militairement d’Hargeisa en 1988. La réplique de Siad Barré fut radicale et sanglante. Celui qui avait réussi l’exploit d’obtenir le soutien de l’URSS puis des États-Unis pendant la guerre froide envoya l’aviation somalienne pour raser la ville. Le bilan fut lourd : 50 000 morts et près de 250 000 réfugiés.
Contraint à l’exil, Siad Barré a finalement quitté Mogadiscio en janvier 1991. Quatre mois plus tard aux confins de la corne de l’Afrique, naissait un nouveau territoire : le Somaliland. « Pour nous, le divorce avec la Somalie était définitivement prononcé,raconte Mukhtara Haji Eden, responsable au ministère de la culture. Les dégâts de l’aviation somalienne étaient si importants dans la capitale qu’elle fut rebaptisée « la ville sans toit. » Nous avons construit ce pays sur un champ de ruines. »
Un système de gouvernance hybride
Dès la chute de Siad Barré, un conseil clanique (appelé shir) s’est réuni à Berbera, principal port du Somaliland. A l’ombre de grands arbres et avec l’aide du khat, ces feuilles vertes très répandues en Afrique de l’est que l’on mastique (on dit « brouter ») pour leurs vertus stimulantes et euphorisantes, les palabres ont duré plusieurs jours. Une trentaine de sultans et des dizaines de chefs de clans et de sous-clans issaks ont d’abord décidé d’accorder leur pardon aux ethnies minoritaires, comme les gadaboursi (20%), qui avaient refusé de prendre les armes aux côtés du MNS. Ce choix a permis de faire avancer la résolution d’innombrables contentieux, issus de la guerre et des manigances de Siad Barré. « On ne bâti pas une nation sur du ressentiment et de la haine, assure Edna Adan, ancienne ministre des affaires étrangères du Somaliland (2005 à 2010). Il a même été décidé de laisser un corridor de sécurité pour permettre aux soldats somaliens d'évacuer certaines zones, sans se faire massacrer par la population. »
Le 18 mai 1991, lors du shir de Burao, à l’est du territoire, la dissolution de l’union avec la Somalie a été officiellement prononcée. Le shir a cette fois décidé de donner au pays naissant une orientation démocratique, inspirée de la common lawbritannique, mais en l’appuyant sur des structures traditionnelles et l’autorité des anciens (appelés gurtis). C’est ce système de gouvernance hybride qui a permis au Somaliland de rester (globalement) stable et de se développer, sans aucune aide extérieure. A l’inverse, la Somalie – contrainte d’abandonner ses structures traditionnelles sous le règne de Siad Barré – a sombré dans l’anarchie dès le départ du dictateur.
Depuis la sécession de 1991, quatre présidents, dont deux ont été élus par le peuple, se sont succédé à la tête du territoire. En juillet 2010, Dahir Rayale Kakin, président sortant battu par les urnes, s’est retiré du palais présidentiel en prononçant un discours plutôt inhabituel dans cette région du monde : « Ce fut un match amical et quelqu’un devait en sortir vainqueur. Je félicite le président Ahmed Mahamoud Silanyo pour avoir remporté l’élection. »
"J'ai toute ma liberté d'expression"
La transparence des élections au Somaliland a toujours été saluée par les ONG chargées de surveiller les différents scrutins. Mais les municipales, organisées le 28 novembre 2012, ont quelque peu terni cette image. Dans un premier temps, les 50 observateurs, originaires d'une vingtaine de pays et regroupés sous la bannière de l'ONG anglaise Progressio, ont globalement félicité la qualité du scrutin, se félicitant notamment de « la présence joyeuse des femmes dans les files d'attente des bureaux de vote. »
Mais, quelques jours avant la proclamation des résultats, une manifestation organisée par les membres d'un parti d’opposition a dégénéré, faisant trois morts et une dizaine de blessés. « Je peux critiquer ouvertement ce gouvernement, car j’ai toute ma liberté d’expression, assurait quelques semaines plus tôt Jamal Ali Hussein, responsable de UCID, un autre parti d’opposition. Nous avons la meilleure démocratie d’Afrique de l’est : vous n’avez qu’à comparer... »
Il a raison. En Éthiopie, Meles Zenawi, décédé en septembre 2012, était accroché au pouvoir depuis 21 ans. A Djibouti, Ismael Omar Guelleh préside depuis 1999 et, en Érythrée, Issayas Afeworki depuis 1993. En Somalie, un premier gouvernement composé de dix membres n'a été formé qu'en septembre 2012...
Somaliland (2/2) : Voyage en terre inconnue
Aux yeux de la communauté internationale, le Somaliland n'existe pas. Considérée comme un territoire fantôme, cette république autoproclamée de la corne de l'Afrique se distingue pourtant par sa stabilité, sa capacité à lutter contre les milices islamistes et ses orientations démocratiques. Samedi 18 mai, le Somaliland fête ses 22 ans d'indépendance. Reportage.
Hargeisa (Somaliland)
Envoyé spécial
L’économie du Somaliland repose sur l’agriculture, l’élevage et le soutien financier de la diaspora, principalement regroupée à Londres. Les taxes perçues au port de Berbera grâce à l’exportation du bétail remplissent en grande partie les caisses de l’Etat. La plupart des produits de consommation courante sont donc importés. Des paquets de gâteaux aux boites de conserve en passant par les couches-culottes, on trouve de tout dans les magasins à l’exception de l’alcool.
Le problème est que le shilling somalilandais (qui n'est pas convertible) ne vaut pas grand chose, et que les achats se règlent au poids de billets tant il est long et fastidieux de les compter. Du coup, les liasses des commerçants s’entassent par piles, souvent à même le sol... « Il n’y a quasiment pas de vols ici, assure Abdirahim Abdillahi, seul Français du Somaliland, installé depuis 2011 à Hargeisa pour commercialiser de l'encens. Si quelqu’un se fait prendre en train de chaparder, il risque d’abord de passer un sale quart d’heure. Puis de recevoir la visite d’un élu dans sa famille pour lui faire porter le déshonneur. »
Le gouvernement mise sur l'éducation
La moitié du budget de l’Etat est consacrée à la sécurité intérieure du pays. Car la menace est réelle. Depuis la fuite des Chabab de Mogadiscio, de nombreux groupes se sont réfugiés dans les montagnes de Golis, une zone difficile d’accès remplie de grottes, située entre la région autonome du Puntland et du Somaliland. A Hargeisa, le dernier attentat remonte à 2008. Des explosifs placés dans des voitures piégées garées devant des bâtiments officiels avaient fait 25 morts. « Les Chabab sont des terroristes et nous faisons tout pour les empêcher d’agir chez nous », assure Abdirahman Abdilahi Saylici, vice-président du Somaliland. Mi-novembre, à la veille du nouvel an musulman, une voiture équipée d’un haut-parleur sillonnait les rues poussiéreuses d’Hargeisa. A l’intérieur, une femme mettait en garde la population :« notre religion est celle du prophète et pas celle des Chabab, qui sont des assassins. Ils n’ont rien à voir avec la religion musulmane : n’écoutez pas ce qu’ils racontent… »
Pour lutter contre l’islamisme radical, mais aussi contre la tentation pour certains de se lancer dans la piraterie maritime, qui est très répandue dans le golfe d’Aden, le gouvernement mise sur l’éducation. En 2011, le budget alloué à ce ministère est passé de 4% à 10% (le salaire des professeurs a doublé pour atteindre 76 euros), et l’enseignement primaire est devenu gratuit. Mais le taux de chômage reste très élevé et pousse de plus en plus de jeunes à l’émigration clandestine. Après leurs études à l’université (le Somaliland en compte seize), ils ne trouvent pas de travail et tentent parfois clandestinement leur chance en Europe, via l’Éthiopie et la Libye.
Un allié intéressant
Pour les autorités du Somaliland, il n’y a plus de doute : le salut passe maintenant par la reconnaissance internationale. « Nous l’attendons depuis 21 ans, assure Abdirahman Abdilahi Saylici. Grâce à elle, nous allons donner de l’emploi aux jeunes, signer des contrats avec des entreprises internationales, obtenir des prêts du FMI... Nous sommes arrivés à un stade où on ne peut plus continuer à se développer sans être reconnu par les autres nations. » Seule l’Éthiopie, qui a une ambassade à Hargeisa, reconnaît aujourd’hui officiellement le territoire. Le Kenya possède aussi une représentation consulaire et les Nations-unies ont même ouvert un bureau. Un paradoxe ? « Non, c’est du pragmatisme », confie un diplomate occidental.
Car nul ne peut ignorer la situation géostratégique du Somaliland qui par sa stabilité, sa volonté de contenir les milices islamistes hors de ses frontières et sa participation à la lutte contre la piraterie (des détenus seychellois sont même incarcérés dans la prison d’Hargeisa qui a été rénovée par des fonds européens) se présente comme un allié intéressant. Pour le reste ? Selon la communauté internationale, la première étape de la reconnaissance passe d’abord par un accord avec la Somalie.
« Sauf que ce pays a été privé d’état central pendant vingt-deux ans, s’insurge Edna Adan.Des centaines de millions de dollars ont été engloutis et des dizaines de conférences internationales n’ont pas suffit à le sortir de l’enfer… Il y a quelques mois, il y avait 27 chefs de guerre à Mogadiscio. Avec lequel fallait-il engager des pourparlers ? » Le nouveau gouvernement somalien, formé en septembre, est donc apparu comme une première lueur d’espoir des deux côtés de la frontière. Mi avril et pour la première fois depuis 21 ans, Ahmed Mahamoud Silanyo, président du Somaliland, et Hassan Sheikh Mohamud, le nouveau président de la Somalie, se sont rencontrés pour coopérer contre le terrorisme et la piraterie maritime. Mais la question de la réunification n'a pas été abordée. Une chose paraît sûre : elle est inenvisageable côté somalilandais.
Et si jamais la Somalie accordait l’indépendance à son voisin, il faudrait ensuite l’accord de l’Union Africaine. En 2009, une demande a été faite en ce sens mais elle est restée lettre morte. Et il se murmure maintenant que les dirigeants africains craignent de voir déferler une vague d’indépendances sur leur continent, après la reconnaissance du Soudan-du-sud en 2011. « En faisant sécession et en bâtissant un pays démocratique, nous n’avons fait que 30% du chemin qui permettra de le faire reconnaître », regrette Abib Diriye Noor, ministre de la communication. La route qui mène à l’ONU s’annonce encore longue.
Le Somaliland se rêve en hub de l'Afrique de l'Est
Par Olivier Caslin
Malgré sa déclaration unilatérale d'indépendance de 1991, le Somaliland a un rêve : faire du pays le hub logistique de l'Afrique de l'Est.
La réfection et la réouverture le 17 août 2013 de l'aéroport international de Hargeisa, dans l'ouest du Somaliland pourrait bien inaugurer une nouvelle ère pour l'ancien protectorat britannique. C'est en tout cas l'espoir des autorités locales. Depuis sa déclaration unilatérale d'indépendance vis-à-vis de la Somalie en 1991, le Somaliland reste toujours à la recherche d'une reconnaissance internationale. Pour autant, la région autonome espère devenir le hub logistique sous-régional et profiter de sa position géographique
Un budget annuel de 125 millions de dollars
Disposant dans la ville de Berbera de l'un des rares ports en eau profonde de la Corne de l'Afrique, le territoire cherche à s'imposer comme une alternative à Djibouti pour désenclaver l'Éthiopie et son vaste marché. Déjà les appareils d'Ethiopian Airlines assurent depuis Addis Abeba des rotations régulières sur Hargeisa, la capitale du Somaliland, en attendant la fin des travaux en cours à l'aéroport de Berbera, la deuxième ville du territoire.
Avec un budget annuel évalué à 125 millions de dollars et sans autre rentrée d'argent que les contributions envoyées par la diaspora, les autorités du Somaliland ne disposent pas des moyens de leurs ambitions. Et la rénovation des aéroports d'Hargeisa et de Berbera a été financée à hauteur de 10 millions de dollars par les fonds d'aide koweïtiens. Le territoire compte néanmoins sur les investissements étrangers et l'engorgement actuel des ports de Dar es Salam, Mombasa et Djibouti.
Ainsi, selon une étude récente de la Banque mondiale, le territoire pourrait à moyen terme absorber 30 % des échanges commerciaux éthiopiens, soit 1 milliard de dollars par an. Le gouvernement du Somaliland a donc mandaté l'avocat britannique Jason McCue pour mobiliser les investisseurs, notamment sur Berbera, où des projets de développement portuaires et logistiques d'un montant global d'environ 2,5 milliards de dollars devraient voir le jour avant la fin de l'année 2013.
Têtes d'ovins
Pour l'instant, l'exportation de têtes d'ovins vers les marchés de la péninsule arabe est l'activité principale du port de Berbera, mais les nombreux projets d'exploitation d'hydrocarbures lancés en Éthiopie et au Sud-Soudan pourraient à terme doper les trafics. "La remise en état et l'extension du port de Berbera restent la clé", veut croire Jason McCue, cité par le Financial Times, qui vient de commencer ses recherches pour identifier le futur opérateur portuaire.
De son côté, Ethiopian Airlines souhaite trouver un partenaire local pour démarrer ses activités de fret aérien et alimenter le port. "Le Somaliland peut devenir incontournable dans les échanges commerciaux de l'Afrique de l'Est", affirme le représentant local de la compagnie aérienne. Reste encore pour ce territoire de 4 millions d'habitants à clarifier son statut vis à vis de la Somalie pour rassurer les investisseurs et activer enfin la "pompe à finance" qui permettra d'irriguer le développement économique du pays.